Chaque dimanche ou Solennité, le Père Anh Nhue Nguyen, secrétaire général à Rome de l’Union Pontificale Missionnaire, livre à notre réflexion son commentaire missionnaire biblique.
Gn 3,9-15; Ps 129; 2Co 4,13-5,1; Mc 3,20-35
Etablir les nouvelles réalités du Royaume de Dieu (année B)
Après les solennités extraordinaires post-pascales (Très Sainte Trinité, Très Saint Corps et Sang du Christ, Sacré Cœur de Jésus), nous revenons aujourd’hui au temps « ordinaire » des dimanches de l’année liturgique B, pendant lequel nous sommes invités à méditer sur les actions et les méditations de Jésus, telles que nous les rapporte l’Evangile de Saint Marc.
Le passage de l’Evangile de ce jour nous présente une séquence de trois épisodes particuliers ; (1) la sortie des parents de Jésus de Nazareth vers l’endroit où Il se trouvait (« dans une maison ») pour aller le chercher (sous-entendu pour le ramener à sa « vraie » maison de Nazareth) ; (2) la controverse entre Jésus et les scribes, sortis (littéralement « descendus ») entretemps de Jérusalem pour l’accuser d’être possédé par Belzébul ; et enfin (3) à l’arrivée de ses parents, l’enseignement de Jésus à propos de ses « vrais » frères, sœurs, mères, et donc son nouveau foyer. Il s’agit donc de trois moments reliés les uns aux autres presque comme un triptyque créé habilement par l’évangéliste. Une telle construction littéraire (dénommée par les biblistes concentrique A-B-A ou « en sandwich » !) constitue un angle idéal pour transmettre l’enseignement de Jésus sur l’essence de sa mission qui est d’établir les nouvelles réalités du Royaume de Dieu en arrachant l’humanité au royaume du Malin et en formant la nouvelle famille de Dieu. Nous allons approfondir ces trois points les plus importants.
1. « En revanche, si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le règne de Dieu est venu jusqu’à vous » (Lc 11,20)
La phrase citée ci-dessus ne se trouve pas dans le passage de l’Evangile de Marc que nous avons écouté, mais il est repris de l’évangéliste Luc lors de la conclusion du discours de Jésus contre l’accusation de ses adversaires (« Il est possédé par Belzébul ; c’est par le chef des démons qu’il expulse les démons » [Mc 3,22]). Elle rappelle donc le point fondamental qui se trouve derrière la controverse entre Jésus et les scribes sur l’origine du pouvoir par lequel Il exerçait ses exorcismes. La mission d’évangélisation de Jésus pour la venue du règne de Dieu a pour objet concret, dans ses multiples actions, d’extraire l’humanité du domaine de Satan.
On peut noter que, curieusement, ces mêmes adversaires de Jésus ne mettent pas en doute le « fait » des exorcismes réalisés par Lui, mais seulement la cause . Ainsi, avec cette accusation, dont on retrouve l’écho dans la tradition suivante judaïco-rabbinique (qui explique comment Jésus est d’abord allé en Egypte pour apprendre l’art de la magie pour l’appliquer ensuite en Israël) les opposants de Jésus confirment paradoxalement que les actes miraculeux proviennent de l’activité du Maître de Nazareth. Ils nient seulement, du fait de leurs préjugés incrédules, que Jésus a tout réalisé par la puissance de Dieu, en l’accusant d’utiliser le pouvoir de Belzébul, le chef des démons.
Il s’agit d’une accusation très grave, parce qu’elle indique un Jésus « possédé », à l’écart de la grâce du Dieu d’Israël. Littéralement, le mot araméen Belzébul signifie le maître/seigneur (be’em de l’hébreu ba’al) du domaine/demeure (zebul). Il est intéressant de noter que ce nom se trouve uniquement dans les évangiles synoptiques (Mc, Mt, Lc) parmi les diverses sources antiques.
Quelle patience Jésus devait avoir pour leur expliquer le caractère insensé de leur raisonnement ;
« Comment Satan peut-il expulser Satan ? ». Il a alors saisi l’occasion pour s’identifier dans le langage des paraboles, avec le visage de celui qui est plus puissant et qui ligote “l’homme fort”, maître de maison, à savoir Satan ou Belzébul pour lui retirer tout ce qui est sous sa domination dans sa maison
C’est un des effets fondamentaux des actions évangélisatrices de Jésus et , par conséquent, de l’activité missionnaire de ses disciples envoyés dans le monde : « Sur votre route, proclamez que le royaume des Cieux est tout proche. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons » (Mt 10,7-8). C’est tellement vrai que le Concile Vatican II a indiqué avec autorité le triple but ultime de la mission de l’Eglise qui est « pour la gloire de Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme » (cf. Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad Gentes, n. 9, qui reprend la Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium, n. 17).
2. Un avertissement fort contre le péché de “blasphème” contre le Saint Esprit
En expliquant que sa mission était de retirer à Satan sa domination sur l’humanité, Jésus a saisi l’occasion pour lancer un avertissement fort, déconcertant et apparemment en contradiction avec la miséricorde infinie de Dieu. Il s’agit de la déclaration solennelle de Jésus sur le péché qui ne sera jamais pardonné ; le blasphème contre le Saint Esprit (Mc 3,29). Cette annonce est aussi rapportée dans les autres Evangiles (Cf LC 12,10 et Mt 12,32) et cela vaut la peine de l’approfondir ici comme un ex cursus, pour comprendre sa portée pour la mission d’évangélisation d’aujourd’hui.
Avant tout, le contexte de cette affirmation est en lien avec le thème de la miséricorde puisque avant de mentionner le péché impardonnable, Jésus lui-même relève la grandeur de la miséricorde divine pour pardonner tous les péchés possibles (Cf Mt 3,28). Ainsi les mots dans Mc 3,28-29 font partie en réalité de l’annonce solennelle de l’infinie miséricorde divine. Pour une meilleure analyse, reprenons tout le passage, surtout pour son importance :
28 Amen, je vous le dis :
Tout sera pardonné aux enfants des hommes :
leurs péchés et les blasphèmes qu’ils auront proférés.
29 Mais si quelqu’un blasphème contre l’Esprit Saint,
il n’aura jamais de pardon. Il est coupable d’un péché pour toujours.
Cette déclaration survient dans un contexte très solennel, commençant par la formule Amen je vous le dis” par laquelle on veut mettre en avant « la gravité de la sanction qui va être prononcée », pour utiliser l’expression du fameux bibliste français Légasse. On le voit par le rythme du texte qui forme un crescendo avec des redondances voulues pour souligner l’idée, même si cela se fait au détriment de l’élégance du langage. Dans un premier temps, on insiste sur la fait que « tout », y compris les péchés et les blasphèmes les plus graves (sous-entendu contre Dieu) sera remis par Dieu lui-même (sujet implicite de la construction de la phrase du soi-disant passif divin). Dès lors, on entrevoit la grandeur de la miséricorde de Dieu qui, pour reprendre les mots de Légasse, « est poussées ici à l’extrême limité ». Cela semble, comme le note le même auteur, seulement « une manière de faire émerger l’unique exception dans cette casuistique du pardon » que nous retrouvons dans la deuxième partie de la déclaration.
En outre, le caractère irrémissible du péché décrit, c’est-à-dire de « blasphémer contre l’Esprit Saint » (v 29a) est souligné avec une emphase inédite par la répétition du terme « pour toujours » (v29b).
Sans entrer dans le débat sur les différentes interprétations de l’expression-clé dans laquelle « le terme ‘blasphémer’ indique le péché contre Dieu et souligne la méconnaissance de son action dans la gloire » (S. Grasso, Luca, Rome 1999 p.357), je tiens à signaler le paradoxe lié au fait de relever les « limites » de la miséricorde de Dieu ou mieux, pour employer une expression moderne, la situation off limits de la miséricorde divine. Jésus a montré en œuvre sa miséricorde en disant la vérité, toute la vérité sur cette miséricorde de Dieu, qui est déjà annonce en partie dans l’Ancien Testament nell’AT (cf., par exemple., Ez 5,11; 7,9; Is 9,15-16; 10,3-4; 27,11; Is 65,11-14; Jer 16,5.13; 2Mac 9,13).
Dans cette perspective de la miséricorde, on peut facilement déduire que le blasphème contre l’Esprit Saint pourrait avoir un contenu semblable au refus permanent de l’homme face à l’action de Dieu pour lui, et donc face à la miséricorde divine qui lui est donnée. Logiquement, celui qui refuse la miséricorde de Dieu ne la reçoit jamais ! (C’est également vrai sur le plan théologique. Dieu invite, appelle, exhorte, mais il ne forcera ou ne contraindra jamais personne à sa miséricorde, parce qu’il respectera toujours le libre choix de sa créature, même si un refus humain éventuel oula dureté de cœur le fera souffrir [à mourir] justement du fait de Sa miséricorde et de l’amour qu’il nourrit pour l’humanité.
Sur le plan spirituel existentiel, il s’agit de la vérité proclamée inlassablement par le pape François depuis le début de son pontificat :
Dieu ne se lasse jamais de pardonner, c’est seulement nous qui nous lassons parfois de demander pardon.
En quelques mots, Jésus n’apparaît pas ici comme un faux prophète ou un démagogue de la miséricorde de Dieu, mais comme le véritable connaisseur et révélateur de cette grande et en même temps impénétrable réalité.
3. L’annonce de la nouvelle famille de Dieu
Et voilà la scène finale de notre séquence ;« Alors arrivent sa mère et ses frères. Restant au-dehors, ils le font appeler ». La réaction de Jésus à cet appel à ce moment-là, où la figure de sa mère est explicitée (« Voici que ta mère et tes frères sont là dehors : ils te cherchent »), pourrait en surprendre plus d’un, car une telle réaction est un peu « en contradiction avec le principe de l’honneur du aux parents. Jésus aurait pu se montrer un peu plus accueillant à l’arrivée de sa mère, comme le rabbin, selon ce qui est repris dans le Talmud, qui pour respecter le commandement d’honorer ses parents, interrompt son enseignement et se lève en entendant arriver sa mère. Jésus ne connaissait-il pas , ou pire encore, ne pratiquait-il pas le précepte divin d’honorer son père et sa mère ? Bien sûr qu’il connaissait et bien sûr que pour Lui ce commandement était important, puisqu’Il l’avait cité lui-même et qu’il en avait expliqué l’importance dans une autre controverse avec ses adversaires dan Mc 7. Toutefois, dans notre épisode, Jésus a voulu saisir au vol l’occasion d’enseigner quelque chose de plus important. Dans la venue du Royaume, tous seront appelés à formés une nouvelle famille de Dieu dans laquelle le lien unique qui compte et qui unit ne sera pas tant celui du sang que celui de faire la volonté de Dieu.« Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère ».
Il faut souligner que par une telle déclaration, Jésus ne cherche pas à diminuer ni à déprécier les liens du sang, surtout le rapport avec les propres père et mère que chaque fils/fille doit toujours honorer, respecter, et soigner dans leur vieillesse, comme il est enseigné dans la tradition biblique hébraïque (cf Sir 3). Il s’agit de la mise en avant de la nouvelle réalité qui se substitue et ennoblit les liens existants. En termes concrets, dans la relation particulière avec sa mère, explique saint Augustin, Jésus veut montrer que Marie est sa mère pas seulement pas les liens du sang mais aussi et surtout du fait de sa constante disposition à accomplir toujours la volonté de Dieu, c’est-à-dire écoute la Parole de Dieu et la mettre en pratique dans la vie (comme indiqué dans Lc 8,21 le passage parallèle de Mc 3,34 que nous avons entendu aujourd’hui).
Ainsi, Elle, encore une fois, sera toujours l’exemple parfait et le modèle pour tous les nouveaux enfants de Dieu, frères et sœurs du Christ.
Prions alors pour que Marie, mère du Christ et notre mère, continue à intercéder pour nous tous dans notre combat spirituel, avec Christ et en Christ, contre le royaume du Mal dans le monde et dans notre persévérance à écouter la Parole de Dieu et à la mettre en pratique, pour que tous nous puissions contribuer à la croissance de la nouvelle famille de Dieu que Jésus a inaugurée par sa venue. Qu’il en soit ainsi. Amen.