J’ai vécu en communauté surtout dans deux villages, l’un au centre de la Tanzanie, région où se construit la nouvelle capitale du pays, Dodoma, et l’autre au nord, non loin de la ville d’Arusha, point de départ des circuits touristiques des parcs et du Kilimanjaro.
Religieux à la suite de Charles de Foucauld, nous avons voulu être présents à ces gens vers qui nous avions été envoyés : insertion simple au milieu d’un village, travail agricole pour subvenir à nos besoins, participation à la vie du village, contacts d’amitié… Cette présence de notre fraternité était marquée par la prière, autour de l’adoration du Saint Sacrement et de la Célébration Eucharistique. Elle se voulait annonce de l’Évangile à travers notre vie communautaire, notre vie de prière et tout ce que nous pouvions faire pour annoncer l’Évangile…
L’endroit de notre première insertion de fraternité dans le centre de la Tanzanie avait été choisi par l’évêque du lieu car distant de tout centre paroissial et ainsi moins visité. Petit à petit, un petit noyau de nouveaux chrétiens s’est constitué autour de notre fraternité. Quelques années après, un embryon de paroisse est né…
Pour la deuxième insertion à laquelle j’ai participé, nous avons été envoyés dans un village du Nord où existait déjà une communauté chrétienne organisée, dépendant d’un centre paroissial à une dizaine de kilomètres : insérés dans ce village, nous avons travaillé avec les prêtres et agents paroissiaux de cette paroisse, essayant par notre vie, nos contacts et nos actions d’aider cette communauté à cheminer.
Au début de cette année 2021, atteint par une certaine limite d’âge, et surtout pour laisser plus “libres” les frères africains laissés là-bas, il m’a fallu quitter ce pays où j’avais mis les pieds il y a quelques quarante ans.
Une Église tanzanienne autonome
En quarante ans, l’Église Catholique de Tanzanie a beaucoup changé de visage. Dans les années 80, c’était encore une Église très dépendante de prêtres, religieux et religieuses venus de l’Occident (Europe et Amériques) ; il y avait encore deux évêques d’origine étrangère. L’Église de Tanzanie est maintenant entièrement africanisée. La majorité des prêtres, religieux et religieuses sont Tanzaniens, aidés par une minorité de missionnaires étrangers, mais africains venant du Congo, du Kenya, de l’Afrique de l’Ouest. Les vocations sacerdotales et religieuses y sont encore nombreuses, bien que l’on remarque un certain tassement.
Dans les années 1980, l’Église avait un caractère missionnaire marqué : on allait vers les « autres » (époque de projets multiples de développement…), il y avait tout un souffle d’annonce de l’Évangile (époque dorée des « petites communautés chrétiennes de quartier ») … Il y a toujours ce souffle, mais plus orienté vers l’intérieur : actuellement on développe beaucoup les infrastructures et on voit très grand : églises, presbytères, maisons de formation, couvents… L’Église veut et se sent avoir du poids dans la société ; elle affirme sa présence et sa puissance et veut montrer dans ses bâtiments et ses manifestations qu’on doit compter avec elle !
Ces constructions (qui sont généralisées, au moins dans le diocèse d’où je viens) dépendent en fait peu de l’apport financier de l’extérieur, mis à part des maisons religieuses d’origine étrangère qui dépendent presque exclusivement de l’aide de l’extérieure. Paroisses et diocèses comptent pour une grande partie de leurs dépenses et constructions sur le soutien des chrétiens : leur générosité est remarquable pour subvenir aux besoins de fonctionnement des paroisses, à ceux des prêtres, aux constructions… Les chrétiens riches ou pauvres sont à vrai dire constamment sollicités, quelquefois lourdement, mais ils répondent d’une manière extraordinaire en participations financières ou en travail volontaire.
Le clergé s’est entièrement africanisé en quarante ans ; le nombre des missionnaires étrangers a énormément diminué et ceux-ci viennent maintenant exclusivement de pays africains, mis à part quelques-uns venant d’Inde. Les vocations religieuses féminines sont nombreuses, celles d’hommes sont quasiment toutes orientées vers le sacerdoce : la figure du religieux homme non-prêtre est peu comprise et dévalorisée, en conséquence leur place dans l’Église est peu mise en valeur et les vocations peu nombreuses…
Les petites communautés chrétiennes de base pour prier et s’entraider
Un des points forts de l’organisation et de la vie de l’Église Catholique en Tanzanie est l’orientation de la pastorale à partir des « petites communautés chrétiennes de base » : la Conférence Épiscopale les a lancées elle-même il y a longtemps, faisant de la « petite communauté chrétienne » la cellule de base de l’organisation ecclésiale interne. Tout chrétien fait automatiquement partie d’une communauté qu’il constitue avec les voisins partageant la même foi, voisins d’un même quartier, d’une même rue, etc. La « communauté » a pour but de tisser et de renforcer les liens entre les membres et de s’entraider à vivre la foi chrétienne… Ils se réunissent une fois par semaine pour prier, écouter la parole de Dieu et partager sur l’évangile du dimanche suivant, voir et décider ensemble ce qui pourrait les aider à mieux cheminer chrétiennement et humainement dans leur vie : dans le village où j’étais, il y avait 9 « petites communautés » qui se réunissaient chaque samedi matin très tôt, avant le départ pour les champs ou le travail salarié. Bien sûr, toutes les « petites communautés » ne fonctionnent pas d’une manière idéale, loin de là : leur vitalité dépend souvent des responsables qu’elles se sont donnés, ce sont eux qui ont à susciter l’adhésion, à animer et à garder vivant le lien entre les participants en dehors des réunions. Mais même si leur fonctionnement n’est pas toujours idéal, elles ont le mérite de faire partie du paysage ecclésial : toute demande de baptême, de mariage ou autre passe par la communauté qui doit donner son avis, avis transmis ensuite aux responsables de la paroisse pour décision.
Les comités paroissiaux, véritables animateurs de la communauté chrétienne
J’ai été frappé aussi par le poids des comités paroissiaux (ou les comités de chaque chapelle, succursale de la paroisse). Bien que le curé ait une aura d’autorité très forte et que la plupart des décisions finales lui reviennent, les membres de ces comités ont un rôle très important au niveau décisionnel et de réalisation, les prêtres responsables doivent compter avec eux. Tout dépend des personnalités qui composent les comités, mais le président et son assistant, le secrétaire et son assistant et le trésorier (élus par les chrétiens) sont avec les prêtres de véritables animateurs de la communauté chrétienne.
Le dynamisme des catéchistes
S’y ajoutent un nombre important de catéchistes (en général salariés dans les centres de paroisse, volontaires dans les villages). Ce sont eux qui ont la charge de former, d’éduquer et d’accompagner la communauté pour sa vie chrétienne : ils s’occupent en premier lieu de la formation des catéchumènes pour le baptême et les autres sacrements, etc. ; ils assurent les deux heures de « religion » allouées dans toutes les écoles (primaires ou secondaires, publiques ou privées) aux différentes dénominations religieuses… Là aussi, tout dépend de la personnalité et du degré d’engagement du catéchiste. Ils ont aussi le rôle d’animateur liturgique, ce sont eux qui prennent en charge les célébrations quand le prêtre est absent – ce qui arrive souvent, les paroisses ayant de nombreuses succursales (chapelles) que les prêtres ne peuvent pas desservir chaque dimanche.
Des paroissiens généreux
Lorsqu’on voit les bâtiments et les églises construits, les besoins de l’organisation matérielle des paroisses et diocèses, le niveau de vie des prêtres, les besoins liturgiques, on ne peut que se réjouir de l’engagement des fidèles qui assurent une grande partie du soutien matériel et financier. Remarquable est aussi le temps consacré à la marche de la paroisse ou du diocèse. Chaque église, même la plus humble chapelle de village, a sa chorale qui se réunit plusieurs fois par semaine, ses groupes de jeunes et d’enfants (lire l’article Comment les enfants et et les animateurs de la Sainte Enfance de Tanzanie témoignent-ils de Jésus ? >>), ses associations de femmes, etc.
Attention à ne pas affaiblir l’esprit missionnaire
Le visiteur occasionnel est frappé par les églises pleines le dimanche, que ce soient les églises de ville ou les chapelles de village : on multiplie les messes. Et l’assistance reflète bien la population du pays : les assemblées dominicales sont composées de beaucoup de jeunes et d’adultes, on n’y voit que peu de personnes âgées. Souvent, les enfants trop nombreux ont une messe dédiée. Mais pour une foule bien présente dans l’église-bâtiment le dimanche, combien de baptisés beaucoup plus nombreux restent chez eux ? Et tous les autres ? C’est vrai que certains de ceux-là sont en contact avec les « petites communautés chrétiennes », qui à ce niveau permettent à ceux qui vont moins à l’église un contact avec celle-ci. Mais ces églises pleines le dimanche peuvent faire illusion, faire oublier les autres et cacher un affaiblissement de sens missionnaire vers les « autres », en se donnant bonne conscience que la « Bonne Nouvelle » a été annoncée.
Ce grand nombre de baptisés qui vont régulièrement à l’église entraîne une demande très forte de sacrements qui demande beaucoup d’énergie, de temps et d’efforts aux agents pastoraux. La pastorale sacramentelle prend de fait une importance considérable, chose inévitable vu le nombre élevé de pratiquants. Mais cela risque d’être au détriment d’autres actions pastorales. Le défi pour les prêtres responsables est de trouver du temps et des forces pour ces activités pastorales non-sacramentelles : visites, malades, conseils, formation, accompagnement, etc., la demande des sacrements étant tellement importante ! À l’intérieur de la pastorale sacramentelle, se fait jour souvent un autre défi : concilier, d’un côté, le respect des règles du Droit Canon, et de l’autre, la compréhension miséricordieuse de la vie des gens et de leur chemin en regard de leur culture, leur tradition, leur histoire…
Les églises pleines et les chorales partout à l’œuvre, même dans la plus humble chapelle de village, donnent à celles-ci une couleur locale : les Tanzaniens aiment chanter, toujours à plusieurs voix. Cela rend les célébrations plus vivantes, souvent de haute tenue quant au rituel, mais restant un peu hermétiques pour les gens : il y a peu d’actualisation, peu de participation des fidèles qui souvent se contentent d’assister. Il y a là un autre défi pour une participation plus active des fidèles et une inculturation liturgique gardant intacte, mais la rendant plus accessible culturellement, la profondeur du mystère.
Les groupes de vie évangélique, les catéchistes, les laïcs engagés dans les « petites communautés chrétiennes » sont nombreux… Un autre défi pour l’Église de Tanzanie concerne la formation des laïcs, leur accompagnement, l’approfondissement de la foi, etc. Il y a tout un vivier de chrétiens qui aspirent à être plus formés pour mieux vivre leur foi, mieux en témoigner et mieux servir l’Église et la société. Cependant l’ambiance générale de l’Église est très cléricale, tout est très centré sur le prêtre ou vu à partir de lui : celui-ci est une figure presque sacrée qui se situe bien au-dessus du chrétien ordinaire et dont il est bien difficile de remettre en cause les décisions. Devenir prêtre (et aussi dans une autre proportion devenir religieux/se) ouvre sur un statut social élevé…
Ces quelques impressions sur le vécu de l’Église en Tanzanie sont partielles et ne sont qu’un petit reflet de ce qu’elle vit.
J’ai fait partie de cette Église pendant toute une grande partie de ma vie ; j’ai essayé de la « servir », elle m’a beaucoup soutenu et apporté. Je souhaite qu’elle continue son chemin en étant toujours plus annonce de la Bonne Nouvelle et accompagnatrice du vécu de ceux (celles) qui accueillent cette Bonne Nouvelle.
Georges Gouraud , Petit Frère de l’Évangile
Source : Mission et migrations